Le monde épique d'Homère.
Publié le 28 Janvier 2013
Cornelius Castoriadis, dans ses séminaires, parle d'Homère et de ses deux poèmes épiques, l'Iliade et l'Odyssée, écrits au VIIIe siècle avant notre ère. La cité - la polis - existe déjà et Homère achève sa rédaction au moment des premières colonisations. Castoriadis insiste sur le fait que Homère conçoit une société politiquement organisée et socialement hiérarchisée. Il souligne encore que la « révolution hoplitique » a été vécue par le poète. « La révolution hoplitique, c'est le fait que l'on passe du combat héroïque, du combat singulier de quelques guerriers assistés par des archers ou autres combattants, à la phalange où le corps des citoyens se bat justement comme un corps, et où cette unité est matérialisée dans la structure technico-militaire de la phalange elle-même, dans la compacité et la solidarité matérielle de ceux qui se battent, étant donné que chacun protège le voisin de gauche avec son bouclier. »1 L'œuvre d'Homère n'est pas un ouvrage historique, pas plus qu'une simple distraction littéraire, comme pour nous autres aujourd'hui. Il s'agit d'une œuvre que l'on apprenait par cœur, qui avait une réelle signification pour les Grecs. Un Thucydide ne doutait pas de la véracité de la guerre de Troie, lui si rationnel dans l'étude des faits. D'ailleurs, l'événement relaté par l'Illiade est historiquement fondé. Homère semble confronter son monde, bien humain, avec celui de l'imaginaire, de ce que nous appelons aujourd'hui des mythes. Les dieux et les héros sont bien là. Mais, que pouvait inspirer aux Grecs ce roi d'Ithaque, Ulysse ? À relire l'Odyssée, le personnage nous paraît moins sympathique. Toutefois, le malheur de sa femme, si fidèle à leur amour, et la colère de son fils Télémaque, qui voudrait bien massacrer tout les profiteurs qui cherchent à épouser Pénélope, rendent attachant le héros de l'épopée.
D'ailleurs, le terme d'épopée signifie, littéralement, « l'action de faire le récit ». L'épopée était psalmodiée sur un fond de musique monocorde. Castoriadis explique que « le non-écrit est absolument fondamental, parce que l'écrit détruit la mémoire de l'aède et du chanteur populaire (...). »2 C'est ce qui fait le charme et la pédagogie du genre. La répétition permet de retenir, de s'y retrouver plus rapidement dans l'œuvre. Castoriadis note judicieusement que le jazz fonctionne exactement pareil. Pierre Vidal-Naquet va dans le même sens. « Quand nous lisons l'Illiade ou l'Odyssée, nous devons nous dire que ces poèmes étaient destinés à être récités devant un auditoire d'hommes riches et puissants, capables de faire la guerre en s'armant de pied en cap (…). »3 Un conteur, comme l'était aussi Jean-Pierre Vernant (1914-2007), nous transporte dans le monde qu'il décrit. Il est plus touchant à entendre qu'à lire. Cela, c'est la force de l'oralité. Fatalité, ou triste hasard, la dernière conférence que donna Vernant fut consacrée à l'Odyssée. L'épopée d'Homère semble avoir la même fonction morale et éducative qu'aura la grande histoire au XIXe siècle. Cependant, il est possible de lire et relire l'Odyssée en découvrant chaque fois quelques éléments nouveaux, en interprétant autrement certains passages. Le fond de vérité des oeuvres homériques n'est pas primordial, ne semble pas l'élément central des épopées. Pour autant, Troie a fasciné, et fascine encore les amateurs de vieilles pierres. Heinrich Schliemann (1822-1890) a couru après un mythe, a conjecturé l'emplacement de la cité avec succès. Les récits de ses découvertes4, tout comme celle de Howard Carter, sont eux-mêmes des épopées. « Les ruines de Pompéi scellées sous les cendres du Vésuve, comme les cités mythiques de Troie et de Mycènes exhumées par Schliemann, laissent entendre en effet que les créations du passé sont enfouies, intactes, sous l'accumulation de couches postérieures stériles qu'il suffisait d'évacuer pour leur rendre leur intégrité cachée. »5 Olivier va plus loin en expliquant que « l'impact des fouilles de Schliemann est plus fort encore que celui de l'exhumation de Pompéi, car ses recherches s'adressent directement à l'imaginaire : elles attestent que des sites mythiques, d'une importance symbolique considérable, ont non seulement bel et bien existé historiquement mais que, malgré plusieurs millénaire d'oubli, il nous est possible de les faire ressurgir aujourd'hui de terre et de les restituer dans toute leur véracité physique. »6 Loin de détruire le mythe, il le renforce. Savoir que l'épopée d'Homère possède peut-être une réalité historique a un impact psychologique fort grand sur les contemporains du XIXe siècle.
Ce rêve, l'archéologue est capable de le faire vivre par ses découvertes. Il rend au monde des morts une certaine profondeur. Le succès d'Indiana Jones, ce professeur d'archéologie, vient en partie de l'aventure qu'il va vivre, de l'épopée qu'il entreprend, d'une certaine manière7. Olivier nous dit que, « être archéologue, c'est se trouver investi de cette capacité singulière à faire surgir ces objets de mémoire, à les extraire de dépositions du temps dans lesquelles ils sont enfouies. »8 Il concède aussi que « les découvertes les plus impressionnantes de l'archéologie restent, dans l'ensemble, le résultat du hasard. »9 Ainsi, si nous résumons notre propos, l'archéologie laisse une large place à l'imaginaire et au hasard, tout comme l'histoire. Seulement, elle a en plus la matérialité des objets, rendant vivant, concret, ce qui n'est qu'évoqué dans les textes. Le problème majeur d'une fouille c'est qu'elle détruit bien plus qu'elle ne conserve le passé. Seuls les plus belles pièces sont conservées dans nos musées. Pour perdre le moins possible de ce passé, les archéologues se doivent d'êtres de fins analystes, minutieux et précis. « La fouille exige qu'on sache lire l'espace. »10 Lire l'espace et le temps sont des qualités nécessaire pour comprendre une époque lointaine, voire même contemporaine. L'historien sait où il va, contrairement aux acteurs dont il décrit l'action et la société. César savait-il qu'il serait assassiné ? Peut-être y pensait-il, mais il ne pouvait le savoir. Or, l'historien le sait. Trop souvent, il a eut tendance à analyser la vie d'un personnage en fonction de sa mort. Cela, c'est le déterminisme. Bien sûr, notre vie est déterminée. Nous allons tous mourir un jour, mais où, quand ? Il est impossible de le dire. Olivier le rappel : « l'histoire se dirige du passé vers le futur, des origines vers l'essor et la fin, de l'élémentaire vers le complexe. »11 Il apparaît donc assez difficile d'analyser le monde décrit par Homère. C'est d'autant plus compliqué qu'il mélange les époques : celles du passé et la sienne. Pour comprendre le rapport qu'il existe en une mythologie et l'époque à laquelle elle est pensée, allons voir du côté d'un auteur anglais du XXe siècle : John Ronald Reuel Tolkien (1892-1973).
Les films de Peter Jackson, adaptations du Seigneur des Anneaux et de Bilbo le Hobbit, ont contribué à faire connaître les romans. Leur lecture est un réel plaisir. Pour ma part, j'ai découvert son œuvre très tôt, vers l'âge de 11 ans, avec le Fermier Gille de Ham et le Hobbit. Pensée dans les moindres détails, l'histoire de la Terre du Milieu possède sa cosmogonie, sa genèse, ses dieux, ses héros, etc. Il a inventé une mythologie de toute pièce, mais aussi des langues, qu'il fit évoluer comme si elles subissaient les aléas du temps ou de l'isolement. Créer son monde par une musique, celle d'Ilúvatar, est ingénieux. Derrière l'écrivain, il y a un linguiste, un professeur aussi, qui connaît parfaitement la tradition littéraire de son pays, passionné par les diverses mythologies nordiques. « (…) Ses modèles sont divers, tantôt pris à l'histoire proche où lointaine, tantôt à des traditions littéraires. Parmi ces dernières,, trois se détachent principalement, celle que représentent l'épopée du Beowulf ou le poème de la Bataille de Maldon, la tradition homérique de la Guerre de Troie (qui s'étend jusqu'à l'évocation de l'incendie et du sac de la cité dans l'Énéide), et la tradition biblique (…). »12 Or, il est curieux de constater que Tolkien réutilise des thèmes présent dans les récits traditionnels. Isabelle Pantin souligne que le roi Théoden meurt en affrontant un Nazgûl, comme Beowulf, mort en combattant un dragon. Tolkien prêtait une grande « attention aux détails et aux singularités, à la vision et à l'organisation poétique. »13 Comme Homère, Tolkien met en scène des héros, mais « les actions héroïque singulières ne sont jamais attribuées aux vaillants capitaines : c'est Gandalf qui affronte le Balrog, Éowyn et Merry qui viennent à bout du seigneur des Nazgûl, Sam qui met Shelob en déroute, et le petit Pippin qui enfonce son épée dans le ventre d'un énorme troll devant Morannon. »14 La référence à la prise de Troie est bien présente avec, pour exemple, l'attaque sur Gondolin. Les référence à l'Énéide sont nombreuses. La plus significative est l'attaque d'Erebor par le dragon dans le Hobbit, les nains étant obligés de fuir leur royaume, le fils du roi à leur tête. Le dragon est une figure marquante des ouvrages de fantasy. Dans l'histoire, il y a tout un imaginaire autour du dragon. Par exemple, au XIVe siècle, plusieurs « dragons » sont attestés par les témoignages en Chine15. La fonction de la mythologie inventée par Tolkien est l'évasion littéraire, néanmoins basée sur un fond de traditions populaires. Alors, est-il possible de penser qu'Homère a réutilisé un fond d'histoires, plus ou moins mythiques, colportées par les aèdes ? C'est l'évidence même.
Comme le dit si bien Wanegffelen, « l'Utopie [de Thomas More] nous en apprend beaucoup, sinon directement sur ses lecteurs, du moins sur l'horizon d'attente, les préoccupations et les besoins de ces derniers. »16 Il ajoute que « la société utopienne n'est pas un idéal à atteindre. »17 De fait, Thomas More décrit la société anglaise de son temps. Plus précisément, il insiste sur la mutation que connaît le royaume, évoquant la misère et les enclosures. Seulement, en utopie, « cette forme de bonheur commun passe par la planification sociale la plus rigide, le contrôle en tout point de la vie privée, le rejet de l'intime. »18 Est-ce donc là une société moderne telle qu'imaginée par un contemporain du XVIe siècle ? More est favorable à une égalité absolue. Rabelais se place davantage du côté de la liberté. Cela vaut à Wanegffelen cette admirable analyse : « égalité versus liberté : la littérature à succès révèle ainsi à l'historien des mentalités l'une des tensions profondes de la Modernité occidentale, dont plusieurs autres aspects apparaîtront au long de notre parcours. »19 Il est étonnant de voir apparaître cette tension dans la France révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle. « Liberté, égalité, fraternité », telle est la devise de ce pays. Les hommes n'y sont-ils pas théoriquement libres, égaux et frères ?
1CASTORIADIS (Cornelius), Ce qui fait la Grèce. 1. D'Homère à Héraclite. Paris, Seuil, 204, p.71.
2Idem., p. 90.
3 VIDAL-NAQUET (Pierre), Le Monde d'Homère, Paris, Perrin, 2000, « Tempus », p. 19.
4Il existe une édition des récits de deux voyages, publiés dans une collection de poche : SCHLIEMANN (Heinrich), La fabuleuse découverte des ruines de Troie, Paris, Tallandier, 2011 (1ère édition, 1992), « Texto ».
5OLIVIER (Laurent), Le sombre abîme du temps. Mémoire et archéologie, Paris, Seuil, 2008, p. 74.
6Idem., p. 75.
7Le personnage a été créé par Georges Lucas et les films du héros furent réalisés par Steven Spielberg entre 1981 et 2008. Le premier film est centré sur l'Arche d'alliance, ce coffre qui renferme les Tables de la Loi. Le deuxième épisode s'intéresse au Lingam, une pierre sacrée en Inde, qui serait la représentation de Shiva. Dans le troisième opus, l'objet central de la quête n'est autre que le Saint Graal. Le dernier film met au cœur de l'aventure un crâne de cristal. Plusieurs crânes de cristal sont connus, certainement fabriqués au XIXe siècle contrairement à la croyance qui les pensaient issus de la culture mésocolombienne.
8OLIVIER (Laurent), Op. Cit., p. 72.
9Idem., p. 72.
10Idem., p. 80.
11Idem., p. 144.
12PANTIN (Isabelle), Tolkien et ses légendes, Paris, CNRS éditions, 2009, p. 16.
13Idem, p. 13.
14Idem., p. 19.
15Voir le nouveau livre de Thimoty BROOKS, Sous l'oeil des dragons, Paris, Payot, 2012.
16WANEGFFELEN Thierry, Le roseau pensant. Ruse de la Modernité occidentale, Paris, Payot, 2011, p. 36.
17Idem., p. 40.
18Idem., p. 42
19Idem., p. 43.